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Liberté de parole / Islam - Byzance - Occident (VIIIe-XIIIe s.)

Organisation

Comité scientifique

  • François Bougard, Directeur de l’IRHT ; Pr Université Paris-ouest Nanterre-La Défense
  • Germana Gandino, Pr Università degli Studi del Piemonte Orientale :
  • Marcello Candido da Silva, Pr Université de São Paulo, Brésil – UMR 5648-CIHAM
  • Annick Peters-Custot, Pr Université de Nantes – UMR 8167-Orient et Méditerranée
  • Eric Vallet, IUF, Maître de Conférences à l’Université de Paris I-Panthéon Sorbonne- UMR 8167 – Orient et Méditerranée

Argumentaire

Le VIIIe siècle voit l’arrivée au pouvoir des Isauriens à Byzance, des Abbassides en terre d’islam et des Carolingiens en Occident : qu’ils prennent la suite de l’empire constantinien au nom d’une continuité historique ou par effraction, ou qu’ils construisent leur propre version du gouvernement impérial, tous s’essaient à conduire des empires assez centralisés avec la collaboration des élites religieuses – le pouvoir politique lui-même revendique une légitimité de nature ou d’origine religieuse. Or la contribution de ces élites au gouvernement ne se borne pas à un enrôlement idéologique ou technique ; certains clercs, certains savants, au nom même de leur compétence ministérielle et/ou intellectuelle, critiquent l’évolution des pouvoirs vers l’absolutisme, l’autoritarisme ou la théocratie. Cette rencontre a pour but l’élucidation des conditions politique et religieuse qui autorisent cette liberté de parole, la restreignent voire l’instrumentalisent. Laisser dire en effet peut être le fait d’un prince qu’autoriser la critique ne fragilise pas mais conforte. User de sa liberté d’expression peut être d’un intransigeant comme d’un courtisan. L’examen des moyens concrets d’expression de la critique politique présents au Moyen Âge central aussi bien en Islam qu’en Orient et Occident chrétien (traités, lettres, Miroirs, historiographie, exégèse, sermons, hagiographie, etc.) est la condition première d’un comparatisme rigoureux : peut-on observer des mécanismes comparables dans l’exercice d’une liberté de parole critique, dans son efficacité ou son utilisation politique ?

Source commune aux pratiques orientales et occidentales, la parrhèsia antique a fait de la critique un devoir ou une responsabilité au service du bien commun. Le Moyen Âge ajoute à cette réalité antique l’idée que c’est la compétence des élites religieuses qui les rend aptes à la critique : leur maîtrise de savoirs précis, leur connaissance de textes saints dont elles connaissent les codes herméneutiques, leur autorité sociale et intellectuelle leur permet de critiquer le prince sans avoir besoin d’être revêtues du charisme du marginal cynique ou du prophète. C’est donc bien de l’intérieur d’un système social et politique qui leur confère leur autorité que ces élites formulent leurs critiques : d’où l’audace et l’inconfort, peut-être la vanité ou la duplicité, d’une liberté de parole qui conduira tel évêque byzantin à s’élever contre l’empereur défenseur de l’Église, ou tel savant à contester l’orthodoxie du commandeur des croyants.

L’intérêt majeur du comparatisme volontairement recherché est qu’il permet de mieux envisager le rapport entre liberté contrôlée, critique effective et stabilité du régime. De fait, le pouvoir califal abbasside tombe en1258 au terme d’une longue évolution vers une définition de plus en plus religieuse de sa suprématie ; Ibn ?aldun peut au XIVe siècle faire le tableau mythique des origines de l’islam comme ce temps exemplaire où l’autorité politique était détenue par le Prophète et ses successeurs immédiats, les califes dits « bien guidés ». En Occident latin en revanche, la construction d’une monarchie pontificale autonome au XIIIe siècle sanctionne la radicale séparation des pouvoirs laïcs et de l’autorité religieuse, au terme de la réforme grégorienne ; la virulence des critiques qui ont ponctué ce mouvement de réforme, et stigmatisé les prétentions religieuses des pouvoirs civils, n’empêche pas mais plutôt suscite par contrecoup la naissance d’États modernes centralisés, dont la légitimité séculière sort finalement renforcée et où le pouvoir revendique (usurpe ?) une véritable sacralité. L’empire byzantin apparaît dans ces conditions comme celui où la critique est la moins institutionnalisée – n’est-ce pas le moine, le fou et le saint qui ont l’audace de blâmer le pouvoir ? – or c’est aussi structurellement le plus durable et le plus vulnérable aux crises ponctuelles : le contrôle de l’orthodoxie du souverain est l’occasion régulière d’une intrusion frontale des évêques dans le jeu politique.

Après Alexandre le Grand et Aristote, puis Ambroise et Théodose, la liberté de parole laissée aux savants ou aux clercs est-elle davantage un luxe que s’autorisent les souverains incontestés ou une limitation effective à leur pouvoir ? La critique, dans l’hypothèse où elle serait libre d’être exprimée, en devient-elle plus efficace ? On ne peut esquiver cette interrogation sur les conditions de possibilité d’une réelle liberté de parole et de critique face aux pouvoirs médiévaux. De sorte que l’horizon de l’enquête pourrait résider dans l’émergence – ou non – de la sécularisation à l’extrême fin de la période étudiée. Sans préjuger des résultats que pourrait susciter une telle mise en perspective, les principales ambitions de notre colloque sont de mettre à jour :

1. La culture politique critique des élites religieuses

L’articulation entre le devoir de critique et la maîtrise d’un savoir religieux est le trait marquant de notre période : mais quel contenu objectif donner à ce savoir ? Existe-t-il un corpus de références qui formeraient l’armature de la culture politique de tel ou tel groupe d’influence ? Invoquer en général la connaissance des textes sacrés, Bible ou Coran, est insuffisant : c’est la transmission de certaines de leurs interprétations politiques récurrentes qui importe, au même titre que la rédaction de florilèges ou la circulation de textes à l’extérieur de leur milieu de rédaction (philosophie grecque, Miroirs scandinaves ou d’origine perse, littérature sentencieuse et gnomique, chroniques historiques, hagiographie et tradition orale). La mise en évidence d’un corpus de références communes à un groupe donné (de quoi se compose la culture politique des abbés bénédictins, celle des patriarches de Constantinople, celle des Mu‘tazilites et des Ash‘arites sous les Abbassides par exemple ?) est donc l’un des objectifs de notre programme, notamment par l’étude des fonds de bibliothèques. Néanmoins, c’est aussi dans la pratique du pouvoir que se forgent les concepts de rechange : quelle peut être l’influence de l’expérience d’un gouvernement épiscopal partagé à l’occasion des conciles ? Ou d’une pratique structurelle du pluralisme des traditions juridiques et exégétiques en Islam ?

2. Des modèles alternatifs de gouvernement, obéissance et rébellion Les élites religieuses ne se contentent pas de critiquer les hommes de pouvoir au nom de la morale : elles proposent des modalités alternatives politiques concrètes, réunions régulières de conseils élargis, remplacement des aristocraties de naissance par des aristocraties de mérite (et inversement), références explicites à une loi unique pour l’exercice de la justice, voire ce qu’on pourrait nommer des projets de constitutions, etc. Quelle serait la forme d’un gouvernement médiéval dessinée par les clercs ou les savants ? L’un des paradoxes est que ce gouvernement semble parfois plus laïc que celui que construisent les élites politiques : le refus de toute théocratie simpliste pourrait être un point commun de ces projets politiques d’inspiration religieuse. À ce propos, la théorisation de l’obéissance au prince par les juristes et les théologiens est l’occasion privilégiée de voir s’ils envisagent cette obéissance selon le modèle de la soumission à Dieu, ou la considèrent comme le produit d’un contrat de gouvernement entre le prince et le peuple. À partir de cette théorisation de la relation entre gouvernants et gouvernés, comment s’articule la question de la dissidence armée ? Quelle est l’attitude générale des théologiens à l’égard des mouvements de rébellion et de sédition ?

3. Des moyens d’expression de la critique et de l’orthodoxie La liberté de parole dont jouissent les élites religieuses est réelle. Elle ne les conduit pas à user de stratégies de communication toujours frontales dans l’exercice de leur critique : l’admonestation publique du prince est une situation rarissime, paroxystique. Les traités expressément politiques ou traités de gouvernement, sont aussi nombreux en Islam que dans le monde chrétien ; on observe en outre de part et d’autre l’existence d’autres moyens dont se sert la critique, sermons, lettres, poésies, testaments, histoires qui, réfléchissant sur le passé, parlent du présent, etc. Le relevé de ces moyens d’expression selon les moments de la chronologie et les publics visés, doit permettre de définir la portée réelle et symbolique des critiques formulées. Or la critique est l’antonyme d’une orthodoxie que les élites religieuses travaillent à redéfinir, s’alliant aux pouvoirs qui œuvrent à la préserver. Cela est évident pour l’institution ecclésiale à partir du XIe siècle, pour l’Islam entre le Xe et le XIIIe siècle à travers le pullulement des professions de foi. Étudier la liberté critique des élites religieuses revient donc, et c’est un paradoxe, à voir aussi comment elles contribuent à la formation des orthodoxies : quand elles revendiquent leur liberté de censure, elles limitent de fait la liberté d’expression des individus et des groupes, y compris jusqu’à des pratiques d’inquisition ou de persécutions contre des confessions, doctrines et disciplines jugées dangereuses (mystique, philosophie, minorités confessionnelles, courants théologiques hérétiques, etc.).

Chacun de ces axes de réflexion sera aussi l’occasion de préciser la définition des « élites religieuses » considérées : des phénomènes de compétition entre certains groupes (évêques/abbés dans le christianisme, théologiens/traditionnistes pour le cas de l’Islam), de spécialisation de certains autres dans la critique plus ou moins distanciée (maîtres soufis ; moines réformateurs ; moines inspirés contre évêques-fonctionnaires, etc.) sont en partie connus, et doivent être plus finement observés.

 

La rencontre internationale aura lieu à Lyon les 23, 24 et 25 mars 2016

Colloque international
Lyon

ENS de Lyon et Université Lyon 2

Mercredi 23 Mars 2016 - Vendredi 25 Mars 2016